© lj
"On devrait toujours se voir comme des gens qui vont mourir le lendemain. C'est le temps qu'on croit avoir devant soi qui vous tue."

C'est pour cette raison, parce que remettre sans cesse au lendemain pourrait s'avérer dangereux, que j'avais aujourd'hui donné rendez-vous à Alec dans ce café que nous avions tant fréquenté auparavant. Voilà près de dix ans que l'on ne s'était pas vu, dans le sens large du terme. Dix ans cela peut paraitre dérisoire sachant que j'ai déjà cent cinquante et un ans, mais dix jours, dix mois ou dix ans sans voir celui que l'on considère comme son meilleur ami c'est pareil : c'est très long. Et peu supportable. J'avais tenu jusqu'ici parce qu'Afton me l'avait demandé et qu'il était hors de question que je le trahisse une fois encore. Mais ces dix années m'avaient permis de réfléchir et aujourd'hui j'étais prête à braver l'interdiction de mon mari. Après tout il s'agissait là de ma vie et je n'étais pas femme à me laisser dicter ma conduite trop longtemps. Je ne comptais pas le tromper, je revoyais juste mon Alec.

Justement mon Alec venait de passer dans mon champ de vision. Il ne m'avait pas encore trouvé et questionnait l'un des serveurs ce qui me laissait le temps de le regarder à loisir. Je l'avais déjà croisé par-ci par-là, j'entendais parler de lui par la famille bien entendu mais nous n'avions jamais échangé une seule parole. Si nous l'avions fait, puisque toute la famille était au courant de l'interdiction proférée par Afton, ce dernier l'aurait tout de suite su et il n'aurait sûrement pas pardonné. Aujourd'hui de l'eau avait coulé sous les ponts et j'espérais que mon mari aurait assez de jugeote pour comprendre que j'avais besoin de revoir celui que je considérais comme mon frère. Notre liaison éphémère n'avait été qu'une bêtise, nous en étions parfaitement conscient et tout le monde semblait bien l'avoir compris. Sauf Afton. Jusqu'à maintenant je l'espérais. Mais au cas où ce n'était pas le cas, pour tromper sa vigilance j'étais assise à une table au fin fond du café, ce qui expliquait le fait qu'Alec avait dû demander au serveur où je me trouvais. Un serveur qui lui avait enfin montré ma table puisqu'il approchait vers moi. Attendant qu'il parvienne à ma hauteur, je réfléchissais à vive allure. Je mourrai d'envie de me lever et de le serrer dans mes bras et en même temps une petite voix au fond de moi tentait de m'en dissuader. Je ne l'avais pas vu depuis des lustres et il me manquait, certes, mais était-ce réellement une bonne idée de se montrer sentimental ? Je n'en étais pas totalement sûre, surtout que c'était loin d'être mon genre. Cela risquait au contraire de nous mettre mal à l'aise et je détestais ce sentiment. Je détestais encore plus avoir à tergiverser durant des lustres sur un truc aussi idiot que serrer mon ami dans mes bras. C'était ridicule, mieux valait que je me rasseye et que j'apprécie ces retrouvailles simplement, sans en faire des tonnes.

Quoique.. A peine fut-il arrivé que je me levais et le serra silencieusement dans mes bras. Puis je me rassit prestemment et souffla, avant d'ébaucher un sourire : "Si tu racontes ça à qui que ce soit, je nierais." Avait-il changé ? Physiquement pas tellement, normal me direz-vous, un vampire ne change pas d'apparence d'une part et d'autre part, elle l'avait déjà croisé au détour d'un couloir durant ces quelques années. Par contre, ce qui la préoccupait le plus était de savoir si psychologiquement il avait changé et si leur amitié redeviendrait celle qu'elle avait toujours été ou non.

Par quoi commencer ? Ayant repris ma place initiale et Alec s'étant à son tour assit, je pus enfin - une fois encore plutôt - le détailler. J'étais à la recherche d'un petit mouvement de bouche non familier ou d'une étincelle particulière dans ses yeux qui m'informerait d'un quelconque changement qui s'était opéré en lui durant ces dix dernières années mais tout ce que je fus en mesure de remarquer ce fut ce petit rictus amusé qu'il arborait. M'avait-il manqué ? Oui, énormément et c'était, comme il l'avançait si bien, la raison pour laquelle je m'étais enfin décidé à braver l'interdiction de mon mari. Pourquoi avoir attendu tout ce temps demanderont certains, parce qu'après tout si nous parvenions aujourd'hui à nous cacher dans un café, cela aurait pu être le cas il y'a deux, cinq ou dix ans. Sans doute oui mais il y'a dix, cinq ou bien même deux ans, je pensais qu'après tout je pouvais parfaitement vivre avec, que ces images qui me revenaient parfois de nos soirées délirantes s'évaporeraient vite de mon esprit, que je finirais par m'accomoder de ma solitude amicale et que ce manque qui m'étreignait le coeur finirait par se dissiper. Pourtant rien de tout cela n'était arrivé. J'étais parvenu à me convaincre qu'Afton avait tout à fait raison et que c'était un peu de ma faute puisque c'était moi qui avais ainsi affuté sa jalousie en le poussant sans cesse à bout. J'étais parvenu à m'en convaincre.. jusqu'à aujourd'hui.

"Toi me manquer ? Pouah non !", lui répondis-je alors tout en souriant pour bien montrer ce que j'avançais était plus que faux. Puis voyant bien qu'il n'en croyait pas un traitre mot et qu'il risquait de répliquer avec une de ces légendaires "menteuse !", je repris en avançant une citation : "Il viendra un jour où les hommes découvriront tout d'un coup qu'il leur manque quelque chose et que cela se trouve derrière eux et non point en avant."

Inutile d'en rajouter plus, le clin d'oeil qui appuyait cette dernière phrase montrait bien que ce jour était venue pour moi et que je m'étais rendue compte que ce qui me manquait était derrière moi et qu'il s'agissait d'Alec qui faisait jusqu'à ce jour parti d'un pan non négligeable de mon passé.

Mais cela devenait par bien trop sentimentale et c'était là bien loin d'être ma tasse de thé alors je fis ce que nous savions faire de mieux : je regarda autour de moi avisant de ce qui pourrait s'avérer être une proie tentante. Et cela ne manqua pas. Parmis les deux-trois blondes sans réels attraits qui déjeunaient sur la table avoisinante, se trouvait une de ces brunes incendiaires aux yeux bleus envoûtant qui laisse tout homme faisant parti du commun des mortels au bord de l'implosion à chaque coup d'oeil. Elle était parfaite pour Alec et j'avais hâte de savoir s'il avait gardé de son panache en terme de séduction et si nos petits jeux pouvaient reprendre aussitôt ou si au contraire ces quelques années maudites avaient consumé les dernières étincelles restantes de notre complicité.

"J'ai faim ! Et ce restaurant regorge de mets délicieux. Te chargerais-tu de la commande ?", lui demandais-je tout en montrant d'un coup d'oeil qui se voulait imperceptible pour toute âme extérieure à notre échange la jeune femme brune d'à côté.